Création
Danse
Théâtre
Les Délivrés
Quelque part entre Pina Bausch et Jacqueline Maillan, la danseuse et chorégraphe Hélène Iratchet ose toutes les extravagances pour déconstruire les codes de la société du spectacle et de la mondialisation des livraisons à domicile avec une originalité de ton aussi comique que caustique.
Interprète auprès de grands chorégraphes comme Gisèle Vienne et Christian Rizzo, Hélène Iratchet confronte la danse contemporaine à des formes de théâtre burlesque en affirmant une originalité de ton aussi comique que caustique. Un spectacle toute en extravagance pour déconstruire les codes de la société du spectacle et de l’uberisation du monde.
Dans le cadre du festival Sens Dessus Dessous
Hélène Iratchet est artiste (chorégraphe, danseuse, vidéaste) et pédagogue. Elle vit à Saint-Etienne, après avoir vécu à Tarbes, Toulouse, Roubaix et Paris. Athlète de formation (elle est entrainée par l’entraineur de Carl Lewis au Texas) et après des études de lettres, elle se forme à la danse au conservatoire, au Centre de Développement Chorégraphique National Toulouse Occitanie, au Merce Cunningham Studio à New York, enfin lors de très nombreux stages et workshops.
En parallèle à ses activités liées à la danse, elle est élève au Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing entre 2005 et 2007 où elle réalise un court-métrage. Elle intègre en 2015, le master SPEAP programme d’expérimentation en arts et politique de Sciences Po Paris, fondé et dirigé par le philosophe Bruno Latour. Enfin en 2017 elle participe à la formation Prototype à la fondation Royaumont, dirigée par Hervé Robbe (Corps virtuose/Corps amateur, quel corps à l’oeuvre dans la danse contemporaine ?)
En 2004, elle crée l’Association Richard portant la création de plusieurs spectacles : le solo En privé à Babylone, le duo Jack in the box, le quatuor Hommage d’un demi-dimanche à un Nicolas Poussin entier, les duo Roi et Reine à Montpellier danse, SOCLE avec l’écrivain Pauline Klein dans le cadre du festival Concordanse(s), le duo Rose coécrit avec Rachel Garcia pour le festival entre cour et jardins. Tout récemment la pièce Sketches qu’elle interprète avec la danseuse chinoise ErGe Yu. À l’invitation de l’artiste Delphine Coindet elle créé les performances in situ Des gestes choisis (2017, Nuit Blanche à la Collégiale Saint-Martin de la ville d’Angers) et Mon club de plongée (2019) au MIAM, Musée des Arts Modestes de Sète.
Depuis 2001, elle a travaillé comme interprète auprès de Gisèle Vienne et Etienne Bideau-Rey, Thierry Bédard, Christian Rizzo, Herman Diephuis, Thierry Baë, David Wampach, Julie Desprairies, Sylvain Prunenec, Xavier Le Roy, Ivana Muller, Hélène Iratchet. Elle joue également dans les performances et films des artistes Pauline Curnier-Jardin, Ulla Von Brandenbourg, Tino Sehgal, Alex Cecchetti et de la cinéaste Shalimar Preuss.
La livraison, le travail
Avec cette nouvelle pièce il s’agit de poursuivre et d’affiner mon travail d’artiste en tant que chorégraphe inscrite dans une réalité sociale, dans ma réalité, celle construite par mon identité de femme artiste vivant en France en 2021. J’ai envie de faire entrer sur scène un bout de cette réalité concrète, de la reproduire, de la rejouer en partant d’une situation simple : deux danseuses, une mère et sa fille, en train de répéter sont interrompues par l’arrivée d’un livreur (UPS ou livreur Deliveroo avec son vélo. Je précise que les noms des marques seront modifiés.) Il s’agit de voir comment l’espace « protégé, privilégié, presque domestique » d’une salle de répétition dans un théâtre absorbe ou pas la perturbation que peut représenter l’irruption d’un autre type de travailleur : le livreur. La figure du livreur m’intéresse car il peut incarner une sorte de messager, de Père-Noel, de serviteur. De mon côté, c’est une personne que je ne rencontre pas vraiment, l’échange se réduisant habituellement à quelques secondes faites d’une signature sur une tablette en échange d’un colis. De son côté, il me perçoit à peine, comme une pièce minuscule de la mosaïque constituée des intimités domestiques auxquelles il a accès quelques secondes par jour.
Lorsque nous fabriquons un spectacle, moi en tous cas qui aime travailler avec des costumes et des objets, nous avons recours à différents prestataires, fabriquants, sous-traitants et services de livraison. Il s’agit de rendre visible ce temps et ces gestes inhérents au processus de création qui sont de fait antérieurs au spectacle. Ce sont les coulisses, la fabrique mystérieuse, le travail avec sa dimension parfois laborieuse et expérimentale faite d’essais et d’erreurs, de prototypes, de gaspillage… de monstres. Dans ma pièce précédente, Sketches, j’ai amorcé une réflexion sur notre rapport au monde matériel et à la consommation par le biais d’un fauteuil, d’une paire de basquet auxquels je donnais la parole. Je veux poursuivre ici en m’attardant sur le phénomène hyper-contemporain de la livraison en décrivant comment cela affecte, transforme, brouille nos intentions et nos gestes. En m’attardant sur la figure du livreur j’essaie de ramener l’idée d’une perturbation possible et désirable dans l’automatisation de nos outils, de nos échanges, de nos transactions… Nous allons nous faire livrer (avec un vélo parfois) de la nourriture, des enceintes, des costumes (de livreur), des rideaux de scène, des perruques (celles, grises ou blanches de ma mère), un four électrique, et même ce que nous n’avons pas commandé.
La famille, les filiations, refaire l’histoire
Etant la première artiste de ma famille, tant du côté maternel que paternel, j’ai envie de réécrire mon histoire personnelle en imaginant que je suis la fille d’une danseuse. Ma mère aura dansé pour Trisha Brown, William Forsythe, Angelin Preljocaj et Anne-Teresa de Kaersmeeker bien sûr. N’étant pas du tout issue d’un cursus académique j’ai cependant une grande admiration pour ces artistes et rêve de pouvoir interpréter certaines de leurs danses. Peut-être ces références passeront par l’utilisation de musiques des répertoires de ces grands chorégraphes : Thom Willems, Steve Reich, Bach ou Monteverdi. J’imagine aussi, que succédant à un livreur UPS, un livreur de Danceathome ou Toutlemondedanse qui vient nous transmettre une danse, une sorte de tuto vivant qui se rend au domicile des clients. Toutes les grandes compagnies et Ballets américains ont mis en place ce service qui arrive tout juste en France. La pièce sera faite de moments de « pure danse » et de scène dialoguées entre la mère et la fille sur leurs privilèges de faire ce métier, de dialogues entre les divers personnages de livreurs sur la qualité, l’origine des produits livrés, sur les erreurs de livraisons (costumes trop grands ou trop petits, objets complètement décalés et non à propos). Le livreur recevra peut-être lui aussi des coups de fil de sa mère en pleine livraison. Nous jouerons des scènes de Unboxing en live (Avec des placements de produits ? Comme dans The Truman Show le film de Peter Weir avec Jim Carrey, 1998)
Mon travail est construit sur l’ambiguïté et la porosité entre les sphères et les mondes, les milieux et les cultures. En choisissant des interprètes aux parcours et âges différents j’envisage une écriture partagée, un espace de dialogue, une composition de rôles sur-mesure pour un ballet que je qualifie de Danse de Boulevard.
« Je cherche le juste milieu entre Pina Bausch et Jacqueline Maillan »
Entretien avec Hélène Iratchet
Propos recueillis par Stéphane Malfettes, juin 2021
Quand j’évoque ton parcours avec quelqu’un qui ne te connais pas, je dis que tu t’es longtemps cherchée, en précisant que cette formule est positive ! Tu as en effet enchaîné des formations artistiques et intellectuelles comme le Fresnoy ou SPEAP le master en arts politiques de Bruno Latour. Et ta trajectoire artistique s’est beaucoup mise au service d’autres artistes en tant qu’interprète avant de s’affirmer en tant que telle.
Mon plus grand défaut est la curiosité. Il faut toujours que j’approfondisse ma connaissance de différents aspects de la vie et du monde avant de me lancer. Un peu comme une exploratrice ou une enquêteuse. Mes terrains d’investigation concernent les sciences humaines, notamment la sociologie, et la création artistique avec une attention pour le spectacle vivant, bien sûr, mais aussi le cinéma. Mon écriture s’efforce de faire la synthèse des phénomènes sociaux et des œuvres artistiques qui me touchent, me préoccupent, m’émeuvent, à la fois comme citoyenne et comme artiste. Mais c’est vrai aussi que j’ai mis du temps à assumer mon statut d’artiste. Je ne suis pas vraiment une transfuge de classe mais mes velléités d’être danseuse et de créer des spectacles ne m’ont pas été transmises par mon environnement familial. J’ai découvert tout ça par moi-même et sur le tard. C’est pourquoi dans cette nouvelle création je m’invente une mère qui aurait été danseuse professionnelle. Ce personnage interprété par Tamar Shelef – même si elle n’est pas assez âgée pour le rôle – me permet de sonder la question des origines et de réinventer sur scène ma propre histoire en jouant avec le parcours plus académique de Tamar. Cette filiation fictive offre également des possibilités de jouer avec les correspondances et les ressemblances. Nous allons forcer le trait avec des perruques, du maquillage, des attitudes, des expressions pour mettre en scène une mascarade familiale.
Les métamorphoses physiques et la plasticité des corps constituent un ressort important de ton travail artistique, selon une logique de l’outrance. On pourrait dire que tu crées une danse, non pas élargie, mais exagérée. Une de tes références est d’ailleurs The Truman Show avec Jim Carrey, ce qui n’est pas banal dans le milieu de la danse contemporaine.
Ce film est aussi dingue que visionnaire. Un enfant devient un produit audiovisuel en grandissant à son insu dans une téléréalité permanente. Cette fiction anticipe et représente de façon géniale les dérives de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie de l’attention. Un modèle économique comme celui de Google repose essentiellement sur le fait de vendre notre attention à des annonceurs. La disponibilité de nos cerveaux acquiert une valeur dans le monde capitaliste 2.0 et génère des pratiques très étranges. Pour ma prochaine création, Les Délivrés, j’ai par exemple étudié des phénomènes viraux comme le « unboxing », un type de vidéos publiées sur le Web, dans lesquelles des personnes se filment en train de déballer les produits qu’elles viennent d’acheter et se faire livrer. Pour celles qui parviennent à susciter une sorte d’intérêt, c’est une façon de monnayer leur processus. Dans certaines vidéos les enfants sont également mis à contribution. De façon générale je m’empare avec Les Délivrés d’exemples réels qui me touchent comme le travail précaire et ses multiples déclinaisons. J’ai envie de porter à la scène les réflexions et les sensations que m’inspirent les nuées de livreurs qui passent sous mes fenêtres à Saint-Etienne. Mais je ne suis pas dans une posture de dénonciation ou de jugement. Je préfère créer des situations de jeu avec des personnages. D’autant que ma démarche est également portée par une ambition de divertissement en mélangeant ce qui relève des pratiques populaires et des formes artistiques plus savantes. J’aime le grotesque et le comique qui va avec. Avec Sketches, mon précédent spectacle, je jouais avec les codes et les signes de la figure du clown. Je manipule et déconstruis des archétypes avec humour et sincérité. J’y ajoute une strate supplémentaire, celle de la danse car elle reste mon médium de prédilection : mouvements et textes s’entrechoquent pour faire advenir des univers, des récits, des pensées. En fait je revendique une esthétique du collage à la Martha Rosler.
Issue des arts visuels, la technique du collage, voire du télescopage, provoque des formes hybrides dans le domaine chorégraphique comme ce que tu as baptisé la « danse de boulevard ».
Cette formule vise à introduire un peu de dérision dans la façon dont la danse contemporaine s’auto-cite ou ressasse des formes plus historiques. Moi la première, je suis hantée par quelques chorégraphes comme Anne Teresa De Keersmaeker qui a été la première à déclencher chez moi une impulsion pour me mettre en mouvement, Dominique Bagouet m’a donné le goût des formes très écrites. William Forsythe est une sorte de héros… Je suis constituée d’une mémoire corporelle des formes, je la confronte à un théâtre qui ose tout avec des portes qui claquent et des bêtes de scène. Une « danse de boulevard », c’est une danse qui cherche un juste milieu entre Pina Bausch et Jacqueline Maillan. C’est une danse qui met en valeur les interprètes pour faire exploser leurs talents et prendre appui sur leurs spécificités existentielles : Tamar Shelef va parler de sa propre mère, Julien Ferranti va permettre de mettre en abyme les problématiques de racisme et de représentativité liées au métissage qu’il incarne dans la couleur de sa peau. Tout ça n’est pas neutre. Ça secoue, ça bifurque. Et j’essaie de faire advenir une voix personnelle avec un mix d’émotions lyriques et de variations de registres, comme le cinéma sait les exploiter. Ce qui reste fascinant avec le spectacle vivant, c’est le contexte d’assemblée – dont nous avons été cruellement privés. Cet archaïsme du dispositif scénique est ce qui fonde son avenir.
DISTRIBUTION & MENTIONS
Fiche artiste Hélène Iratchet Fiche artiste Hélène Iratchet