Avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings
Imaginez un monde qui abolirait toutes les frontières entre vivant et inanimé, animal et végétal, humain et extraterrestre, Moyen Âge et aujourd’hui. Bienvenue dans la nouvelle création des plasticiens, performeurs et chorégraphes Clédat & Petitpierre !
Après avoir donné vie à des yétis hirsutes et autres santons helvétiques à taille humaine, les artistes Clédat & Petitpierre puisent l’inspiration visuelle de leur nouvelle création dans les figures fantasmagoriques qui hantent l’imaginaire médiéval. Ce qui était formidable au Moyen-Âge, c’est qu’on ne s’embarrassait pas avec nos actuelles distinctions entre monde réel et monde imaginaire. Tout s’interpénétrait dans un univers mixte composé de « réel matériel » et de « réel imaginaire ».
Clédat & Petitpierre explorent ce « réel imaginaire » en mettant en scène des créatures merveilleusement hybrides : le Panotii a d’immenses oreilles pour s’y lover, le Sciapode un unique pied qui lui sert d’ombrelle et le Blemmye porte son visage sur le torse. Trois danseurs et circassiens virtuoses incarnent ces fabuleux personnages dans une constellation lumineuse et végétale absolument fascinante.
Pour cette création, Clédat & Petitpierre ont été accueillis à plusieurs reprises en résidence aux SUBS en 2019/2020.
Couple d’artistes fusionnel, Yvan Clédat et Coco Petitpierre se sont rencontrés en 1986. Sculpteurs, performeurs et chorégraphes, ils interrogent tour à tour l’espace d’exposition et celui de la scène au travers d’une œuvre protéiforme et amusée dans laquelle les corps des deux artistes sont régulièrement mis en jeu. Leurs œuvres sont indifféremment présentées dans des centres d’arts, des musées, des festivals ou des théâtres, en France et dans une quinzaine de pays. En parallèle de leur activité artistique commune ils collaborent ensemble ou séparément, avec de nombreux metteurs en scène et chorégraphes.
Le dialogue qui suit résulte moins d’une interview traditionnelle que d’une forme d’échange dramaturgique entre le duo d’artistes et la philosophe et dramaturge Camille Louis qui a pu prendre connaissance de leur nouvelle création, Les Merveilles, au moment des répétitions. Questions, observations, propositions s’alternent pour tenter de présenter au mieux la dramaturgie singulière développée depuis plusieurs années par les artistes et tout particulièrement pour ce nouveau spectacle « réellement merveilleux ». Extraits.
Camille Louis : Si l’on s’en tient au répertoire de votre site, Les Merveilles est votre 5ème spectacle. On y retrouve donc certaines constantes telles que l’exploration de « figures » à fort potentiel imaginatif (figures mythologiques, figures issues de l’Histoire de l’art et, ici, figures tirées de l’imaginaire médiéval…) mais aussi l’articulation de ces figures « citationnelles » tirées du passé et d’un certain patrimoine culturel, avec la contemporanéité du traitement scénique, visible dans le dispositif sonore, la technologie, les matières utilisées…
Il me semble que Les Merveilles accentuent encore plus cet alliage des temporalités en proposant une scénographie, des formes et des matières qui me renvoient à un imaginaire ultra contemporain de design ou de 3D propre aux nouveaux dessins animés ou jeux vidéo… Pourriez-vous retracer un peu la genèse de ce dernier spectacle et comment vous en êtes venus à cet « alliage sensible des temporalités » ?
Clédat & Petitpierre : Les figures auxquelles nous nous intéressons sont en effet à fort potentiel imaginatif mais aussi surtout à fort potentiel de modification du corps. Ces corporalités perturbées sont l’ADN de notre travail, elles nous permettent d’inventer des mondes sans cesse renouvelés, souvent avec humour, que nous nous efforçons de rendre cohérents, évidents. Créer des mondes auxquels on croit alors même qu’ils annoncent leur facticité, bien dans le réel, là, devant nous.
Les merveilles médiévales sont formidables pour cela, leur existence n’est nullement remise en doute : elle est justifiée par le seul fait qu’elles soient représentées. À l’époque de leur invention, il y avait une absence absolue d’opposition entre le monde réel et le monde imaginaire. Jacques le Goff a redéfini cela en parlant du réel matériel et du réel imaginaire. Cela nous a passionné : c’est comme si, au Moyen Âge la vie entière était une scène de théâtre ou que, dans l’autre sens, croire au théâtre relevait du monde médiéval.
Ancrer ces figures médiévales dans une esthétique contemporaine est pour nous une évidence, c’est une question que nous ne nous posons même pas, à vrai dire.
Le projet est né de la découverte d’une enluminure du Livre des merveilles de Marco Polo qui représente trois créatures issues de ces peuples fantasmagoriques dans un paysage verdoyant.
La frontalité, la simplification des volumes, et le cadre doré de ces images en font de véritables petites scènes de théâtre. Elles semblent afficher leur potentiel spectaculaire.
Nous avons voulu transposer ces représentations sur le corps des danseurs et recréer le merveilleux, malgré les difformités, avec des costumes de nudité luisants et pailletés.
Nous utilisons par ailleurs largement les outils numériques pour mener à bien nos projets. Par exemple la scénographie et les personnages d’Ermitologie, notre précédent spectacle, ont fait l’objet d’une modélisation 3D très précise dont nous avons par la suite consciencieusement réalisé chaque élément pendant plus d’une année.
L’extrême finition des objets sculpturaux que nous posons sur scène leur confère une sorte d’autonomie plastique sur laquelle nous nous appuyons pour construire le spectacle et élaborer des relations entre les créatures et leur environnement.
Pour Les Merveilles, nous n’avons pas fait de 3D : c’était trop complexe. Mais nous avons voulu en effet donner à la végétation un aspect d’image de synthèse, avec une texture et une rondeur particulière, et un fort effet de grossissement.
Pour l’anecdote, lorsque nous nous sommes arrêtés sur le modèle de feuille que nous souhaitions agrandir sur la scène, nous avons découvert que le nom savant de la plante était « Monstera deliciosa » !
Nous avons aussi pensé cette végétation comme une machine à jouer : les feuilles et les tiges sont souples, mais peuvent conserver les déformations qu’on leur donne.
Les trois merveilles sont équipées de capteurs et génèrent par leurs mouvements une bonne partie des sons du spectacle. Chacune possède sa propre signature sonore, comme une émanation de son activité cérébrale. Les créatures semblent penser bruyamment en quelque sorte, bien qu’elles soient dépourvues de parole.
Ce spectacle est donc en effet très technologique, à l’instar aussi de la centaine de micro-LED invisibles qui apparaissent peu à peu et forment la voie lactée du début du spectacle, sorte de préambule contemplatif.
Camille Louis : Mais ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est que ce traitement « technologique » et très contemporain ne me semble pas guidé par des préoccupations purement formelles et orientées par le seul souci de « bonne réalisation » des objets. Je le perçois comme témoignant pleinement de votre compréhension (ou de votre désir) de l’expérience théâtrale. En effet, contrairement à une exposition ou, si l’on en revient à l’imaginaire médiéval, à une représentation picturale ou littéraire des figures qui vous inspirent, au théâtre il y a une expérience au présent et faite avec des co-présent.e.s que sont les spectatrices et spectateurs. La facture de nos imaginaires n’est plus la même que celle du Moyen Âge et vouloir, aujourd’hui, retrouver quelque chose de cette expérience des « merveilles », de ce que ces « mirabilis » qui émerveillent et inquiètent, pouvaient susciter comme forte expérience, exige tout un travail non pas de représentation mais bien de composition d’une expérience. Celle-ci n’a jamais lieu en soi mais elle se tient « entre » ce qui est montré et celles et ceux qui regardent. Or, les regardants que nous sommes ont une sensibilité bien différente de celle des contemporains des merveilles médiévales. Pour ne pas que ces dernières soient réduites, dans votre spectacle, à des simples formes passées que l’on se contente de contempler, pour qu’on les expérimente, il vous a fallu tisser ces images animées avec les fils esthétiques dont sont tramées nos expériences aujourd’hui. C’est cela que je vois dans le traitement contemporain des Merveilles et je trouve cela d’une grande intelligence théâtrale car soucieuse des conditions du partage avec ces « autres » que sont les spectatrices et spectateurs.
Clédat & Petitpierre : Si, après nos « sculptures à activer » – qui s’ancrent davantage dans la performance – nous avons décidé de faire du spectacle, c’est parce que nous avions envie d’en utiliser tous les outils. Et d’être dans cette relation de partage si particulière avec un public captif, assis dans le noir et qui demande à « voir ».
Nous aimons que les mondes que nous inventons soient les plus étranges, et les plus inédits possibles, mais nous avons toujours l’envie qu’il y ait une sorte d’immédiateté des émotions, une fabrique du sensible qui soit sans filtres, sans prérequis. Il est à ce propos étonnant pour nous de voir à quel point notre univers est facilement partagé par les enfants, alors même que nous ne nous adressons pas du tout à eux.
Camille Louis : Pouvez-vous revenir sur cette « fabrique du sensible » et sur les rouages qui la constituent, caractéristiques de votre modalité singulière d’écrire vos spectacles au croisement des objets, des corps, de la scénographie ?
Clédat & Petitpierre : Comme nous inventons puis fabriquons longuement chaque élément présent sur scène, costumes et éléments sculpturaux, nous en avons une connaissance intime : nous connaissons leur texture, leur poids, leur fragilité, leur potentiel de mouvement, de vitesse, leur chaleur, les problèmes de respirations, etc. Les confier à des interprètes est un prolongement naturel de notre propre expérience de performeurs. Notre travail au plateau est à la fois très chorégraphique et très sculptural, il est toujours question de corps, de mouvement, de placement, de temps.
Manipuler les objets sculpturaux, savoir comment les prendre, les faire évoluer, est également très important.
Nous n’avons aucun dogme concernant le travail au plateau : nous pouvons indifféremment travailler à partir d’une scène très narrative ou bien à partir d’une danse, d’un déplacement, d’un mouvement.
Les trois interprètes des merveilles sont tous des fidèles : ils connaissent très bien notre travail, ils savent que nos propositions sont physiquement éprouvantes et ils nous font confiance pour les guider dans leur appropriation des « costumes ».
Enfin, même si c’est relativement banal de le dire, le son et la lumière sont des partenaires de jeu, au même titre que les interprètes ou les éléments sculpturaux. Ils sont présents dès le début du travail car nous avons besoin de tous les médiums à notre disposition pour écrire le spectacle.
Une étape importante a été le tout premier essai des costumes, encore en friche mais avec une ébauche des déformations corporelles. Nous redoutions leur caractère grotesque et monstrueux, univoque et trop vidé d’humanité. Lorsque nous avons vu que les créatures dégageaient aussi de la tendresse, une forte empathie, et beaucoup de drôlerie, nous avons su que le spectacle serait possible et que nous pouvions poursuivre sereinement le travail.
Les interprètes d’Ermitologie disparaissaient intégralement dans leurs costumes : aucun regard, aucune expression n’était visible, à l’instar de nos « sculptures à activer ».
Pour Les Merveilles, c’est différent : les trois interprètes ont le visage cagoulé et simplement dissimulé derrière de faux cheveux. Parfois on voit leur nez qui dépasse ou bien leurs dents lorsqu’ils sourient sous la lumière. Cela a un très fort pouvoir comique, et nous aimons beaucoup cet étrange mélange de vrai et de faux, lorsque leur visage apparait fugacement au beau milieu de leur costumes de nudité.
Cela nous évoque aussi les êtres décrits dans le texte d’Empédocle : des assemblages hasardeux de fragments humains.
Conception, mise en scène, sculptures et costumes : Yvan Clédat et Coco Petitpierre
Lumières : Yvan Godat
Création sonore : Stéphane Vecchione
Développement des interfaces : Yan Godat et Stéphane Vecchione
Avec : Erwan Ha Kyoon Larcher, Sylvain Prunenec et Sylvain Riéjou
Textes : d’après Empédocle, Pline l’Ancien, Jean de Mandeville…
Production : Lebeau et associés
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings
Co-production : les SUBS – lieu vivant d’expériences artistiques, Lyon / La Villette, Paris / La Halle aux grains – Scène nationale de Blois
Avec le soutien de la DRAC Ile-de-France pour l’aide au projet